Türkiye
28.08.24
Rapports

Turquie : Harcèlement persistant des défenseurs des droits humains et des avocats qui commémorent le génocide arménien

Dans un rapport conjoint, l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains - un partenariat entre la Fédération internationale des droits humains (FIDH) et l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) - et l’Observatoire international des avocats en danger (OIAD) présentent les conclusions de l’observation judiciaire de la première audience du procès d’Eren Keskin et Güllistan Yarkın, de l’Association des droits de l’homme (IHD). Tous deux ont été accusés de « dénigrer publiquement la nation turque » suite à leurs déclarations lors de la journée de commémoration du génocide arménien le 24 avril 2021 et ont été acquittés le 2 mai 2024. Le procureur a fait appel de leur acquittement et l’examen en appel est en cours.

Paris-Genève, 28 août 2024 – Le 27 février 2024, des représentant·es de l’Observatoire et de l’OIAD ont assisté à l’ouverture du procès contre Eren Keskin, avocate, défenseure des droits humains kurde et co-présidente d’IHD, et Güllistan Yarkın, chercheuse, défenseure des droits humains kurde et membre de la Commission contre le racisme et la discrimination d’IHD. Le procès s’est tenu devant le 51ème tribunal pénal de première instance d’Istanbul.

Les deux activistes ont été accusées en vertu du tristement célèbre article 301 du code pénal turc, qui prévoit que quiconque « dénigre publiquement la nation turque, l’État de la République turque, la Grande Assemblée nationale turque, le gouvernement de la République turque et les organes judiciaires de l’État sera condamné à une peine d’emprisonnement de six mois à deux ans ». Ces accusations découlent d’une plainte anonyme déposée auprès du Centre de communication Web de la présidence turque (CIMER) concernant la déclaration de 2021 d’IHD sur le génocide arménien.

Le procès s’est déroulé selon les procédures légales habituelles, les deux accusées et leurs représentants légaux présentant leurs arguments. Cependant, l’existence même de tels actes d’accusation soulève de sérieuses inquiétudes quant à l’état de la liberté d’expression en Turquie, en particulier en ce qui concerne les journalistes, les écrivain·es, les défenseur·es des droits humains et les avocat·es. Elle illustre également la manière dont l’article 301 est souvent utilisé de manière abusive pour réprimer la liberté d’expression et faire taire les voix critiques sur des questions historiques sensibles, notamment le génocide arménien. Cela persiste malgré les amendements apportés à cette disposition à la suite d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a estimé que la portée des termes de l’article 301, tels qu’interprétés par le pouvoir judiciaire, était trop vague et trop large.

Mesdames Keskin et Yarkın ont finalement été acquittées le 2 mai 2024, lors de leur troisième audience. Malgré leur acquittement, l’appel interjeté par le ministère public contre cette décision le 21 mai 2024 souligne le harcèlement judiciaire persistant auquel sont confrontés les défenseur·es des droits humains et les avocat·es en Turquie. Ces violations du droit à la liberté d’expression ont également un effet dissuasif sur la société civile, signalant aux autres défenseur·es et avocat·es des droits humains, aux acteurs de la société civile et au grand public qu’ils peuvent également faire l’objet d’un harcèlement judiciaire fondé sur des accusations fallacieuses s’ils sont publiquement en désaccord avec la politique de négation de l’État concernant le génocide arménien.

Depuis près de deux décennies, IHD plaide pour la reconnaissance du génocide arménien en Turquie, organisant régulièrement des événements commémoratifs appelant à la reconnaissance, aux excuses et à l’indemnisation. Les accusations portées contre les deux membres de l’association mettent en lumière les difficultés juridiques plus générales auxquelles est confrontée le IHD. L’ancien coprésident d’IHD , Öztürk Türkdoğan, a déjà fait l’objet d’accusations au titre de l’article 301 en relation avec un article intitulé « Arrêtez de nier le génocide arménien pour la justice et la vérité » publié par sur son site web le 24 avril 2017 et a été acquitté par la suite.

Eren Keskin a également été poursuivie par le passé sur la base de l’article 301. En 2015, elle a été condamnée à 10 mois d’emprisonnement à la suite d’une déclaration accusant l’État du meurtre d’Ugur Kaymaz, 12 ans, et demandant des comptes lors d’une conférence. En 2018, Keskin a de nouveau été condamnée au titre de l’article 301, entre autres charges, en raison de son rôle de rédactrice en chef du journal Özgür Gündem, un poste qu’elle a assumé symboliquement comme un acte de solidarité envers les journalistes emprisonnés et de soutien à la liberté d’expression. Entre 2017 et 2024, huit déclarations distinctes de l’association du barreau de Diyarbakır sur le génocide arménien ont fait l’objet d’enquêtes au titre de l’article 301. En conséquence, les membres du Conseil exécutif du Barreau ont été confrontés à un total de six affaires pénales, dont quatre se sont soldées par un acquittement. Deux affaires sont toujours en cours.

L’article 301 et le harcèlement judiciaire ne sont pas les seuls moyens utilisés par la Turquie pour réprimer le débat public sur le génocide arménien. En mai 2024, Açık Radyo, une station de radio indépendante, s’est vu infliger une amende administrative et une suspension de diffusion de cinq jours suite à une décision du Conseil suprême de la radio et de la télévision, le régulateur des médias en Turquie, après qu’un invité ait fait référence au génocide arménien à l’antenne. En juillet 2024, le Conseil suprême a révoqué la licence de diffusion d’Açık Radyo au motif que la station de radio continuait à diffuser.

L’Observatoire et l’OIAD exhortent les autorités à cesser toute forme de harcèlement à l’encontre d’Eren Keskin, de Güllistan Yarkın et autres défenseur·es des droits humains et avocat·es, et à garantir leur droit à la liberté d’expression, en particulier en ce qui concerne le génocide arménien. Ils appellent également les organisations internationales, y compris l’Assemblée parlementaire et le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’opinion et d’expression, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des défenseurs des droits de l’homme, et tous les organes pertinents de l’UE, à veiller et à condamner toute violation des droits des défenseur·es des droits humains et à plaider pour leur protection en Turquie.

Lire le rapport complet en anglais sur le site de l’OMCT, le site de la FIDH et le site de l’OIAD.