Russie
15.09.22
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Russie : les victimes de violations des droits humains pouvaient encore se tourner vers l'Europe. Ce n'est désormais plus le cas

Le 16 septembre, la Russie cessera d'être Partie à la Convention européenne des droits de l'Homme. La nouvelle était connue depuis six mois, ce qui a probablement laissé le temps aux avocats russes qui travaillent avec la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) d'accepter l'inéluctable. Revenons sur ce douloureux tournant.

Le 22 mars, la CEDH a publié une résolution sur les conséquences du retrait de la Russie du Conseil de l'Europe. En vertu de ce document, la Russie cessera d'être Haute Partie contractante à la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales le 16 septembre 2022. La résolution stipule également que les plaintes contre la Russie concernant des allégations de violations des droits humains survenues avant cette date seront tout de même examinées par la Cour.

Cette décision semble raisonnable, voire encourageante : les personnes qui ont eu la « chance » d'être victimes d'actes de torture, de discrimination et de procès inéquitables avant le 16 septembre auront accès à la justice. Mais la réalité est tout autre. Différents avocats travaillant sur des affaires portées devant la CEDH ou pour le compte d'organisations des droits humains signalent que de nombreuses plaintes sont aujourd'hui déclarées irrecevables alors qu'elles sont en tout point similaires à d'autres requêtes auxquelles la Cour avait précédemment donné suite. Nous constatons avec stupeur que des cas flagrants de violations se voient opposer une fin de non-recevoir. Il semblerait que la Cour ait l'intention de se saisir des plaintes reposant sur une jurisprudence bien établie, de repousser indéfiniment l'examen de certaines grandes affaires (probablement inter-États) et d'écarter toutes les autres requêtes. Aurait-elle oublié l'Article 58 de la Convention selon lequel l'objet et le but de la Convention, en tant qu'instrument de protection des droits humains, exigent que ses dispositions soient interprétées et appliquées de manière à offrir une protection concrète et effective à toutes les personnes relevant de la juridiction des Hautes Parties contractantes ?

Les autorités russes dépensaient chaque année entre 12 et 16 millions d'euros en dommages et intérêts

Par ailleurs, les autorités russes sont ravies de ne plus appliquer les décisions de la Cour[1]. Les arrêts rendus après le 16 mars 2022 ne donneront lieu à aucune réparation financière. Jusqu'au premier janvier 2023, le Bureau du Procureur général de la Fédération de Russie pourra indemniser les requérants pour tout arrêt prononcé par la Cour avant le 16 mars. Il a été précisé que les paiements ne seront versés qu'en roubles et sur des comptes ouverts auprès d'organismes de crédit russes et ne pourront pas être effectués sur des comptes ouverts dans des États ayant commis des actes hostiles envers la Fédération de Russie. Les avocats reçoivent déjà des réponses dans ce sens.

Bien sûr, c'est une bonne façon de faire des économies. Au cours des dix dernières années, le montant des indemnisations réclamées par la CEDH a toujours été très élevé, dépassant systématiquement le budget alloué. Par exemple, en 2021, une seule de mes affaires a coûté à l'État plus de 2 millions d'euros. Ces dernières années, les autorités russes dépensaient entre 12 et 16 millions d'euros par an en dommages et intérêts.

Cette situation est contraire à la Constitution russe. Ainsi, aux côtés de partenaires d'autres ONG, je vais faire appel de cette décision auprès de la Cour constitutionnelle, même si les espoirs sont évidemment minces.

En outre, la loi récemment adoptée par la Russie stipule que les arrêts de la Cour européenne ne constitueront plus des motifs valables pour annuler les décisions des tribunaux et rouvrir des procédures pénales sur la base de nouveaux éléments. Cela signifie que les cas de condamnation fondés sur des aveux obtenus par la torture, comme dans l'affaire Novoselov c. Russie, ne pourront plus être réexaminés. Même chose lorsque les accusés ont été victimes de provocations ou de machinations, comme dans l'affaire Vanyan c. Russie. En revanche, il sera possible de faire appel à des témoins anonymes dont les témoignages entreront en compte dans les décisions.

Lors de l'élaboration de la loi, il avait initialement été prévu que la Russie n'exécuterait pas les arrêts de la CEDH rendus après le 16 mars, ce qui laissait penser que les arrêts rendus avant cette date et devenus définitifs juste après seraient quand même exécutés. Mais les autorités ont finalement éliminé cette possibilité en déclarant que, pour avoir force obligatoire, les arrêts de la CEDH devaient être devenus définitifs avant le 16 mars. Cette décision affecte une vingtaine d'arrêts rendus par la Cour après la mi-décembre 2021, le requérant le plus malchanceux étant Denis Kuzminas, à qui la Cour de Strasbourg avait accordé 2 000 € le 21 décembre 2021 pour perquisition illégale. C'est la première décision qui est devenue définitive depuis la mi-mars et il est clair que le requérant ne recevra pas l'indemnisation prévue.

Le sort des requérants russes ne semble plus intéresser personne

Les avocats russes spécialistes de la CEDH ont l'intention d'ignorer les nouvelles lois sur la renonciation proactive de la Russie à la compétence de Strasbourg. Ils continueront de présenter des requêtes jusqu'à la mi-septembre, et même après, pour toute violation survenue avant le 16 septembre. Cette mobilisation éclair ne se fonde pas sur une contestation sans objet, mais bien sur la compréhension que la Fédération de Russie n'a pas officiellement dénoncé la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Parallèlement, de nombreux collègues et moi-même sommes d'avis que la décision de la Russie de ne pas exécuter les arrêts de la CEDH rendus après le 16 mars 2022 est juridiquement injustifiable, voire anticonstitutionnelle. Mais d'un côté, la Russie préfère quitter le Conseil de l'Europe la tête haute plutôt que d'attendre d'en être expulsée et, de l'autre, ne souhaite pas prendre l'initiative d'abolir les normes internationales en matière de droits de l'Homme.

En fin de compte, le sort des requérants russes semble ne plus intéresser personne. La Cour européenne s'emploie à expédier les dossiers en souffrance, quitte à renier ses pratiques antérieures. De son côté, la Russie a clairement exprimé qu'elle ne reconnaissait plus la Cour européenne. Les requérants et les personnes qui les représentent se retrouvent ainsi pris en étau. D'un côté, les autorités russes refusent la compétence de la CEDH sur leur sol. De l'autre, les décisions de la CEDH montrent bien qu'en matière de droits, les Russes sont désormais des citoyens de seconde zone.

Finalement, je me suis peut-être trop avancée au début de mon article : pour ma part, je n'accepte pas la situation. J'en suis encore à l'étape de la colère.

Olga Sadovskaya est une avocate russe et l'ancienne vice-présidente du Comité contre la torture, une organisation non gouvernementale basée à Nijni Novgorod qui a remporté plus de 100 procès pour torture devant la Cour européenne des droits de l'Homme depuis 2006. En 2017, Mme Sadovskaya s'est vu décerner le prix Sakharov pour la liberté de l'esprit par le Parlement européen.





[1] La CEDH a rendu 3 116 arrêts contre la Russie depuis que le pays a ratifié la Convention, en mai 1998. https://echr.coe.int/Documents/Overview_19592021_ENG.pdf