Kirghizistan
08.08.05
Interventions urgentes

Communiqué: Kirghizistan: Après la révolution, les réformes ?

Retour d’une mission internationale d’enquête

Genève-Paris, le 8 août 2005. L’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme, programme conjoint de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) et de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), a mandaté une mission d’enquête internationale au Kirghizistan du 26 juin au 6 juillet 2005, à Bichkek, et dans la région Ouest, plus précisément dans les villes d’Och, de Jalalabad, de Bazar-Kourgan, de Tachkoumyr et de Toktogoul, choisies en raison de la présence de réfugiés ouzbeks et du nombre important de violences policières qui y sont signalées. De nombreuses rencontres ont été organisées avec des représentants des autorités, des ONG locales, ainsi qu’avec des journalistes et des juristes indépendants, et des représentants des organisations internationales et intergouvernementales.

La mission d’enquête s’est déroulée dans le contexte politique particulier de la préparation aux élections présidentielles du 10 juillet 2005, qui étaient attendues pour engager le processus de démocratisation de la société.

Ces élections présidentielles, dont l’organisation a été qualifiée par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) de “changement tangible sur la voie de démocratisation”, ont été remportées par M. Bakiev avec 88,9% de voix. M. Kofi Annan, Secrétaire général des Nations unies, s’est félicité de la “manière crédible” dont se sont tenues ces élections, qui paraissent être conformes aux normes internationales. Pourtant, l’Observatoire a pu constater que la candidature de M. Bakiev a bénéficié d’un traitement de faveur. Dans toutes les villes visitées, les tracts en faveur de M. Bakiev dominaient largement, et la quasi-totalité des autorités locales rencontrées soutenaient ouvertement cette candidature. D’après le monitoring des médias de masse électroniques effectué par l’ONG “Journalistes”, M. Bakiev aurait bénéficié durant la campagne électorale, à lui seul, de 95% du temps de parole.

D’autre part, l’Observatoire a noté avec intérêt l’engagement d’une réforme constitutionnelle au Kirghizistan et la participation des acteurs de la société civile à l’élaboration de la nouvelle Constitution. L’Observatoire a également pris bonne note de l’apaisement des relations entre les représentants du pouvoir et les défenseurs des droits de l’Homme, ce qui laisse espérer une issue favorable pour un certain nombre d’affaires, en cours d’examen, engagées à l’encontre d’associations par le régime de M. Akaev.

Néanmoins, même si depuis la révolution du 23 mars 2005 qui a renversé le régime du Président Askar Akaev, M. Kourmanbek Bakiev, le nouveau Président par intérim, a procédé à quelques changements au sein du gouvernement, la mission a noté qu’il n’y avait pas de véritable rupture avec les pratiques de l’ancien régime.

En ce qui concerne la liberté de manifestation, des défenseurs des droits de l’Homme ont obtenu une décision de la Cour constitutionnelle du 14 octobre 2004 abrogeant, en tant qu’inconstitutionnelles, plusieurs dispositions de la loi du 22 juin 2002 sur le droit de réunion, qui soumettaient notamment l’organisation de réunions, manifestations etc. à l’autorisation des autorités locales, autorisation qui devait être sollicitée au moins dix jours à l’avance. Toutefois, concernant la capitale, Bichkek, une décision du Conseil des députés du 11 janvier 2005 a réintroduit la nécessité de s’adresser aux autorités dix jours auparavant, et bien qu’il ne s’agisse là que de les informer, la même décision charge les chefs des administrations de quartier de prendre des mesures pour mettre fin aux réunions et autres manifestations “en cas de trouble de l’ordre public”, et de “recommander” aux organisateurs de réunions et manifestations de les tenir dans un lieu spécifiquement circonscrit, au carrefour des rues Koenkozova et M. Ryskoulova, près du monument Gorki, où leur visibilité est très réduite. L’Observatoire exprime également son inquiétude quant à l’utilisation de la force et l’emploi de gaz lacrymogènes par les forces de l’ordre pour disperser la manifestation pacifique du 17 juin 2005, exemple préoccupant de la gestion des manifestations par le nouveau pouvoir.

En ce qui concerne la liberté d’expression, on observe un progrès certain en matière de liberté de la presse : une réforme est engagée pour faire sortir les médias du contrôle étatique. Pourtant, quelques difficultés d’accès à l’information subsistent, mises en place par les autorités locales désireuses de cacher les problèmes de leurs régions. Ainsi, l’accès des journalistes au camps de réfugiés ouzbeks a été quasi-inexistant avant que l’attention internationale n’ait été attirée. La journaliste de la chaîne télévisée KHTV, Mme Azima Rassoulova, a subi des pressions de la part de sa direction, après avoir programmé son film documentaire sur les évènements d’Andijan et les réfugiés ouzbeks. De plus, les médias continuent à devoir faire face au harcèlement judiciaire et à des poursuites engagées contre les journalistes pour “diffamation”.

Eu égard à la liberté d’association, les autorités locales profitent parfois de la transition du pouvoir central pour faire pression sur les ONG de leur région. De plus, plusieurs affaires initiées par l’ancien régime contre certaines ONG indépendantes ne sont toujours pas réglées. Ainsi, le Comité Kirghize des Droits de l’Homme (KCHR) n’a toujours pas obtenu l’annulation de l’enregistrement de son double juridique créé pour discréditer son activité.

Par ailleurs, la mission n’a pu que se pencher sur une situation d’urgence particulière : le sort de plus de 400 réfugiés ouzbeks, se trouvant, au moment de la mission, dans le camps de réfugiés près de Jalalabad, et de 29 Ouzbeks en détention préventive à Och. Les premiers jours d’exil, les listes des noms de tous les réfugiés ont été constituées et transmises par les autorités kirghizes à l’Ouzbékistan. Le sort des réfugiés qui ont déjà été livrés aux autorités ouzbèkes demeure inconnu et ce malgré la demande officielle du gouvernement kirghize.

D’après les informations récentes, le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR) a effectué le transfert des réfugiés ouzbeks en Roumanie, d’où ils seront envoyés dans divers pays d’accueil. L’Observatoire se félicite de cette décision à condition que les réfugiés soient envoyés vers un pays qui pourra assurer leur sécurité et le respect de leurs droits. Pourtant, le Procureur général kirghize, M. Beknazarov, n’a pas autorisé le départ de 15 personnes parmi les 29 se trouvant en détention préventive à Och, annonçant qu’elles seront jugées au Kirghizistan selon les lois en vigueur. Le 1er août 2005, le Procureur général adjoint kirghize a confirmé aux journalistes la possibilité d’extradition de ces personnes vers l’Ouzbékistan. L’Observatoire exprime de sérieuses inquiétudes pour leur sécurité, surtout que les services spéciaux ouzbeks ont toujours exigé l’extradition immédiate des personnes détenues à Och. D’ailleurs, le HCR est intervenu auprès du gouvernement en faveur de l’ensemble des citoyens ouzbeks encore en détention à Och, et a accordé le statut formel de réfugié à 12 des 15 personnes qui restaient détenues. Les cas de 3 personnes sont encore en cours d’examen. La mission appelle les autorités kirghizes à respecter la Convention relative au statut des réfugiés et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et notamment à ne pas livrer les réfugiés au régime dictatorial d’Ouzbékistan, où le recours à la torture est fréquent et la peine de mort pratiquée, et à permettre le départ de la totalité des réfugiés.

D’autres problèmes relatifs aux droits de l’Homme formés déjà sous l’ancien régime, restent encore préoccupants.

La situation d’autres groupes de réfugiés demeure ainsi inquiétante, c’est notamment le cas des Tchétchènes et des Ouïgours. Sous les pressions russe et chinoise, le Kirghizistan refuse à ces nationalités l’accès au statut de réfugié, et si les Tchétchènes sont autorisés à obtenir un enregistrement sur le territoire kirghize, les Ouïgours se voient même refuser cet enregistrement et se retrouvent en situation illégale, cette communauté est donc particulièrement vulnérable au harcèlement policier. Les informations concernant la demande récente de la part de la Chine d’extrader huit Ouïgours détenus au Kirghizistan sont d’autant plus préoccupantes que de telles extraditions ont déjà eu lieu par le passé et ont abouti à la mort des personnes livrées aux autorités chinoises.

Le harcèlement policier et la corruption aussi bien dans les rangs de la police que du corps judiciaire continuent d’être un problème majeur dans le pays. Les bas salaires des policiers, le manque de moyens d’investigation et la volonté de produire de meilleurs statistiques incitent les policiers à recourir à la force, et les cas d’actes de tortures en prison pour obtenir des aveux sont fréquents. Or les juristes et avocats rencontrés lors de la mission estiment l’aveu comme la principale preuve des enquêtes au Kirghizistan. L’Observatoire est préoccupé par l’impunité quasi-absolue dont bénéficient les auteurs des actes de torture.

Enfin, les conditions de détention des prisonniers restent très mauvaises. L’administration pénitentiaire fait face à un manque sévère de moyens, l’Etat n’assurant que 40% de son financement. La surpopulation carcérale aboutit à une situation où les mineurs sont détenus avec les adultes. De plus, une véritable épidémie de tuberculose sévit dans les prisons.

Conclusions :

L’Observatoire demande au nouveau gouvernement kirghize de :
  • garantir la liberté d’association, d’expression, d’opinion et de rassemblement pacifique ;
  • garantir en toutes circonstances l’intégrité physique et psychologique de tous les défenseurs des droits de l’Homme au Kirghizistan, et mettre un terme à toute forme d’intimidation à leur encontre ;
  • conduire, au plus vite, les enquêtes de manière impartiale et indépendante concernant les mesures de harcèlement qui avaient été orchestrées contre certains défenseurs par le régime de M. Akaev, et assurer la pleine coopération des autorités publiques avec les défenseurs et leurs organisations ;
  • mettre un terme à tous les cas de violences policières et prendre toutes les mesures disciplinaires et pénales contre les auteurs de celles-ci ;
  • mener à bien la réforme constitutionnelle et procéder au plus vite à l’abolition de la peine de mort, abolition prévue à l’article 18.4 de la loi “Sur l'introduction d'amendements et ajouts à la Constitution de la République Kirghize” ;
  • procéder à l’examen complet et impartial de toutes les demandes d’asile, indépendamment de la nationalité des requérants et garantir le respect de la Convention relative au statut des réfugiés et de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants;
  • procéder au plus vite aux changements nécessaires dans le système pénitentiaire en conformité avec les instruments internationaux ;
  • se conformer aux dispositions de la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’Homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1998, et plus particulièrement à son article 1 qui dispose que “chacun a le droit, individuellement ou en association avec d’autres, de promouvoir la protection et la réalisation des droits de l’Homme et des libertés fondamentales aux niveaux national et international”, et à son article 12.2, qui dispose que “l’Etat prend toutes les mesures nécessaires pour assurer que les autorités compétentes protègent toute personne, individuellement ou en association avec d’autres, de toute violence, menace, représailles, discrimination de facto ou de jure, pression ou autre action arbitraire dans le cadre de l’exercice légitime des droits visés dans la présente Déclaration” ;
  • plus généralement, se conformer en toutes circonstances aux dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, du Pacte International sur les droits civils et politiques et des autres instruments régionaux et internationaux relatifs aux droits de l’Homme ratifiés par le Kirghizistan.


Pour plus d’information, merci de contacter : FIDH: 00 33 1 43 55 25 18 - OMCT: 00 41 22 809 49 39