Tunisie
18.12.15
Interventions urgentes

Affaire Barraket Essahel : Les avocats sur le banc des accusés et les victimes livrées à elles même

Le 17 décembre 2015 aurait pu être une véritable occasionpour célébrer la date du déclenchement de la révolution tunisienne maismalheureusement cette journée symbolique a été finalement marquée par unedécevante épreuve endurée aussi bien par les victimes de Barraket Essahel quepar leurs avocats.

En effet, ce jour commémoratif a été choisi par letribunal militaire permanent de première instance de Tunis pour auditionnerMaître Najet Laâbidi et Maître Abderraouf Ayadi, avocats des victimes deBarraket Essahel, en tant qu’accusés !

Ces deux avocats ont été traduits devant la justicemilitaire pour outrage à un fonctionnaire de l’ordre judiciaire conformémentaux articles 125 et 126 du Code pénal à la suite de leurs plaidoiries du 26novembre 2015 durant l’affaire d’opposition n°6409 déclenchée par EzzedineJenaiyeh, ancien directeur de la sûreté de l’Etat, accusé par contumace par lajustice militaire à cinq ans de prison ferme pour délit de violences dansl’affaire de Barraket Essahel, dont les faits remontent à 1991.

Cette traduction des avocats des victimes de grandesviolations des droits de l’Homme devant la justice militaire est inquiétantepour plusieurs considérations. C’est un message négatif et démoralisant pourles victimes de Barraket Essahel qui demeurent à ce jour, et à différentsdegrés, insatisfaites par le traitement de leurs droits et revendicationslégitimes et ce aussi bien sur le plan judiciaire que sur le planadministratif.

En outre, cette traduction des avocats devant lajustice militaire est un acte grave et contraire au nouvel esprit postrévolutionnairequi a été formulé dans la lettre de la nouvelle Constitution tunisienne et dansles nouvelles législations en vigueur.

L’article 105 de la Constitution au deuxièmeparagraphe n’indique-t-il pas que « l’avocat bénéficie des garantieslégales le protégeant et lui permettant d’assurer ses fonctions »?L’article 47 du décret-loi n° 2011-79, du 20 août 2011, portant organisation dela profession d’avocat, ne précise-t-il pas « qu’il ne peut être donnéaucune suite judiciaire aux actes de plaidoiries et conclusions établies parl’avocat lors, ou à l’occasion, de l’exercice de sa profession » etque « l’avocat n’est responsable devant les instances, les autorités etétablissements devant lesquels il exerce sa profession, qu’à titredisciplinaire » ?

Le juge d’instruction, en charge d’instruire cetteinvraisemblable plainte au sein du tribunal militaire permanent de premièreinstance de Tunis (bureau n°2), doit cesser les poursuites envers Maître NajetLaâbidi et Maître Abderraouf Ayadi sans examiner le fond de cette dénonciationet ce pour toutes les considérations bien exprimées par le législateur après larévolution tunisienne ainsi qu’en raison du droit international applicable enTunisie qui interdit de juger des civils devant les tribunaux militaires.

Maître Najet Laâbidi et Maître Abderraouf Ayadi sontdes défenseurs des droits de l’Homme qui ont mené un long combat pour ‘laréalisation de la justice’ et ‘la défense des droits’ des victimesde Barraket Essahel, tel que le garantit la Constitution tunisienne.

Ce long périple, mené par les avocats et les 244victimes de Barraket Essahel ainsi que leurs familles, a connu plusieursbrèches et a engendré des verdicts qui sont loin d’être à la hauteur des crimescommis à l’encontre de militaires qui étaient en exercice en 1991. Du jour aulendemain, leurs vies et leurs carrières ont été brisées dans des conditionsqui doivent être élucidées, et ce notamment dans le cadre de la justice transitionnellepour fins de mémoire, pour réparations intégrales et individualisées despréjudices subis et pour garantir la non répétition de tels atroces crimes.

La justice militaire n’a pas permis de faire toute lalumière sur cette affaire et les procès ont été entachés jusqu’à présent demultiples hésitations et irrégularités. Certaines demandes des avocats n’ontpas été prises en considération, certaines expertises médicales nécessairespour déterminer les taux d’incapacité permanentes des victimes n’ont pas étéordonnées, certains accusés dans cette affaire n’ont pas été cités pourcomparaître et d’autres ont totalement échappé aux poursuites. Certains avocatsmais aussi des victimes ont eu des convocations judiciaires informelles afin d’influerleurs positions, et aujourd’hui un accusé se présente devant la justice pours’opposer à son jugement par contumace à cinq ans de prison ferme sans qu’il n’yait aucune mesure coercitive à son encontre quand bien même dans des cassemblables un mandat de dépôt devrait être immédiatement ordonné. Lesjusticiables ne sont-ils pas égaux devant la justice comme le prévoit l’article108 de la Constitution tunisienne ?

Le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité,de la justice, de la réparation et des garanties de non répétition, Pablo DeGreiff, avait mentionné dans son rapport établi à la suite d’une mission enTunisie, du 11 au 16 novembre 2012, que « l’incapacité permanente desautorités à traduire en justice les auteurs présumés des violations gravespourraient à terme aboutir à une situation où il serait quasiment impossible derétablir la confiance de la population dans les institutions de l’Etat. »

Les autorités tunisiennes doivent briser le cycle del’impunité « car la persistance de cela est non seulement un déni dejustice mais aussi entrave le processus de la prévention de la torture et desmauvais traitements en Tunisie », avait précisé Halim Meddeb,conseiller juridique de l’OMCT, Bureau de Tunis. Le lourd héritage du passé enmatière des droits de l’Homme devrait être diagnostiqué afin de garantir la nonrépétition des crimes.

Dans le cadre de l’affaire d’opposition n°6409, etmalgré la déclaration précipitée d’irrecevabilité de la demande des avocats dese constituer partie civile avant d’examiner le fond de l’affaire, contrairementaux dispositions de l’article 38 du Code de procédure pénale qui dispose que« la juridiction saisie joint l’incident au fond et statue par un seulet même jugement », il est demandé au tribunal militaire permanent depremière instance de Tunis de permettre aux victimes de Barraket Essahel entant que parties directement intéressées dans ce procès d’avoir le droitd’accès au dossier et d’être représentés par des avocats afin d’assurer unprocès équitable conformément aux garanties constitutionnelles et auxconventions internationales légalement ratifiées par la Tunisie.

Au final, l’OMCT appelle les autorités à réformer les législationsen vigueur afin que les tribunaux militaires ne soient compétents que pour lescrimes d’ordre militaire, tel que le dispose l’article 110 de la Constitutiontunisienne.